Joëlle nous a quittés sur la pointe des pieds. Elle qui connut tant de coups de feu, est morte dans son lit, emportée par la maladie.
Très jeune, elle fit sans retour le choix du fusil. Elle appartenait ainsi à l’armée des insurgés qui, des barricades parisiennes à la guérilla de l’Altiplano, éclaire l’histoire d’une éclatante lumière. Les communards sont nos frères et les pétroleuses nos sœurs, comme demeurent nos frères et sœurs ceux qui luttent dans les rues palestiniennes embrasées de soleil et dans les obscures sierras de Colombie.
Et nous ne pleurerons pas davantage Joëlle qu’une autre sœur disparue. Elle ne l’aurait pas voulu. Joëlle était une parmi toutes les combattantes. Et se considérait comme telle.
À l’heure de sa mort, combien sont-elles parties en sa compagnie. Imitant dans la nuit la colonne des guérilleros, elles la guident et la suivent. Elles forment le rang en silence et s’éloignent. Elles ne s’effaceront jamais tout à fait. Nos cœurs garderont leurs sourires. Et après nous, d’autres camarades montant en première ligne apprendront à les connaître et à les aimer. Elles ont souffert comme elle a souffert. Certaines seules, blessées, agonisantes. D’autres capturées, abattues d’une balle dans la nuque ou enchaînées, violées et torturées dans une cellule crasseuse et laide.
Et ce sont ces héroïnes que les plumaillons supplétifs des escadrons de la mort, des brigades anti-guérilla, des mafieux des pouvoirs réactionnaires, des juges pleutres et rendus à la raison du plus fort, nommeront sans rougir et la moue aux lèvres : « terroristes et assassins ». Ulrike, Mara, Elisabeth, Wafa, Arzu, Olaia... ce premier matin sans elle, pour nous, combattantes, vous portez un prénom : Joëlle. Dans son esprit rebelle, au fil des jours, vos présences perduraient. Car elle défendait cette communauté éternelle et universelle. Joëlle était devenue la Rosario des barricades de Madrid, chantée par Miguel Hernandez : « Rosario, dinamitera, tu pourrais être un homme et tu es l’essence de la femme, l’écume de la tranchée. Digne comme un étendard de triomphes et de splendeurs. » Et telle Rosario la rouge, Joëlle promena sa force et sema « les bombes au vent de l’âme des traîtres ».
Et à l’heure où ils lavent son corps de morte, dans un camp lointain, appliquée à sa tâche, une jeune fille nettoie son arme. Peut être a-t-elle faim ? Ou froid ? A-t-elle la nostalgie de sa famille et de la rue blanche de son village ? Elle ne sait pas qu’en ce matin particulier, j’ai une immense tendresse pour elle et je caresse sa frêle silhouette au souvenir de Joëlle.
Je n’ai rien oublié... En juin 80, je l’ai rencontrée pour la première fois un jour de pluie près du Mur des fédérés. Dans sa parka bordeaux, elle était trempée de la tête aux pieds. Et depuis à nos côtés, elle ne nous a jamais quittés. Elle a traversé le temps de la guérilla, la clandestinité comme les procès, la torture de l’isolement, les interminables grèves de la faim. Et comme au premier jour, pas un instant elle ne chercha à se mettre à l’abri. Le mois passé, au téléphone, sa voix affaiblie insistait pour joindre une fois encore, la dernière, sa signature aux nôtres au bas d’une déclaration.
Ce matin, je me souviens de tout, du visage des renégats et de tous ceux nous ayant trahis et salis... Je me souviens des traits haineux du juge et des insultes des donneurs de coups de triques. Pourtant, je ne veux retenir que son sourire clair et sa chevelure rousse comme un drapeau de crépuscule. Certes, elle était la plus jeune et la plus fragile. Pourtant au cours de ces trois décennies, d’autres plus âgés, plus diplômés, plus costauds n’ont rien appris, ont fini par se soumettre, et, pire, à s’habituer à l’inacceptable barbarie. Au contraire, et pareille à une belle fille des barrières, elle grandit là où les maîtres saccagèrent et empoisonnèrent l’air et la terre, chaque jour plus sensible à la souffrance des opprimés et plus dure envers les pouvoirs criminels de leurs ennemis...
Un doigt sur la bouche, son souvenir me commande de me taire. J’en conviens, j’en ai trop dit.
Laissons le silence complice accomplir son affaire. Maintenant je dois reprendre le chemin. Combien de fois avec elle, j’écrivis la promesse : « Seguiremos adelante ! » Tel est l’engagement des guérilleros. Et tous et toutes, où que nous vivions et luttions sans trêve, en avançant comme un seul homme, comme une seule femme, nous murmurons les paroles du camarade Ernesto Guevara :
« Qu’importe où nous surprendra la mort ; qu’elle soit la bienvenue pourvu que notre cri de guerre soit entendu, qu’une autre main se tende pour empoigner nos armes, et que d’autres hommes se lèvent pour entonner les chants funèbres dans le crépitement des mitrailleuses et de nouveaux cris de guerre et de victoire... »
Jean-Marc Rouillan
Prisonnier d’Action Directe
Lannemezan, jeudi 2 mars 2006