Le sort des urnes législatives est encore à tirer. Prophétie facile : il n’en surgira pas d’espace pour la réalisation de nos rêves. Jusqu’à la caricature, les récentes élections ont montré combien la démocratie bourgeoise a perdu de son talent. Pour autant que cette décrépitude ne date pas d’hier, I’histoire est quelque fois facétieuse ; un tel pic de profondeur précisément dans l’État-nation où l’imaginaire collectif a le plus abusé de sa vocation universelle. Ces dernières années nous ont en effet habitués à ces shows "démocratiques", boudés toujours plus massivement par les consommateurs-citoyens dans les Etats impérialistes, soit dans ces formations économiques et sociales où les prédateurs se légitiment par excellence d’une œuvre civilisatrice au nom de cette même démocratie (1). Sa perte de substance croît sans discontinuer ; l’alliance fusionnelle entre une « classe » politique, issue de la démocratie représentative, et la classe détentrice des moyens de production réduit définitivement la démocratie parlementaire à un spectacle. Née des révolutions bourgeoises, ayant assis le pouvoir d’une minorité exploiteuse sur la majorité exploitée, elle a déchiré ses oripeaux démocratiques. Ce n’est certes pas la première fois qu’une crise générale du régime s’exprime en un tel dépouillement. Pour autant une telle retranscription de la crise du politique, simultanée dans différents « cœurs de la bête » (2), n’a jamais été atteinte. Au-delà des nuances dans son expression, elle s’inscrit comme une globalisation du processus de fascisation.
A la veille du 1er mai, le tribunal de Grande Instance de Paris examinait la plainte contre la convention de l’assurance-chômage dit PARE déposée par les associations de chômeurs et de précaires. Ces associations dénoncent la nature autoritaire et culpabilisante de ce PARE issue de l’alliance entre la CFDT et le MEDEF. Au-delà d’une éventuelle décision judiciaire, le jugement ayant été mis en délibéré, l’important reste ce que le PARE nous dit de ce processus.
Cette fascisation ne se définit pas comme une « lepénisation des esprits ». Déjà par réflexe devant son auteur ; la formule renvoie aux « solutions » perpétuant dangereusement le système ; à un Fabius et son « Le Pen pose les bonnes questions mais y apporte de mauvaises réponses » en 1984 déjà. En effet, la fascisation vient de bien plus profond. Elle est le produit de l’interaction entre un niveau exceptionnel de monopolisation des pouvoirs militaire, économique et politique et la soumission à ce totalitarisme soft où les perdants et les vaincus seraient condamnés à penser dans les catégories des exploiteurs. « Nous vivons aujourd’hui dans un monde d’énormes injustices et où, pourtant, se développe dans le discours des théoriciens et des hommes politiques une tendance à dire qu’il faut s’habituer à ces injustices. Le néolibéralisme [...] tient ce discours, destiné à convaincre le grand nombre qu’il faudrait accepter un tel monde, accepter les souffrances continuelles subies par une large partie de la population mondiale. [...] il n’y aurait pas d’alternative à la soumission à l’impérialisme » (3). Ainsi, c’est en partie dans cette interaction que le national-populisme d’un Le Pen, comme ceux de ses confrères européens trouvent un étal pour vendre leurs potions magiques. Si ceux-là agissent à la nostalgie du régime d’autorité des fascismes de l’entre-deux-guerres, la concentration de pouvoir atteinte par la bourgeoisie agit elle déjà.
Et, quel que soit le lapin qui sortira des élections législatives, c’est bien cette fascisation à laquelle nous faisons face. A l’œuvre depuis plusieurs décennies (4) elle a désormais trouvé une nouvelle qualité d’expression. La « croisade contre le terrorisme » a donné, à la bourgeoisie transatlantique, la base de propagande pour imposer plus brutalement et plus rapidement ses objectifs (5). Parfois en renâclant, le plus souvent en bonne intelligence de son intérêt, sa composante ouest-européenne relaie l’omnipotence US. C’est ce qu’illustre le comportement velléitaire de l’Union Européenne vis-à-vis de l’Etat sioniste. Ses investissements dans l’Autorité Palestinienne sont réduits à néant, sur un plan géostratégique, elle est en première ligne pour encaisser des retours de boomerang suite à cette déstabilisation toujours plus accentuée de la zone méditerranéenne et moyen-orientale, ... mais aucun de ces inconvénients ne pèse le poids de ses stock-options dans la globalisation.
Le parallèle entre les exactions de l’armée israélienne contre le peuple palestinien et ce processus de fascisation ne s’arrête cependant pas là. Les agissements sécuritaires d’un Sharon s’inscrivent dans la même profonde dégradation des conditions de vie des exploités dans l’Etat sioniste qu’ici celle d’un Chirac ou de I’ex-candidat Jospin. Partout, le bond en avant des appareils répressifs accompagne la militarisation de la politique extérieure des centres impérialistes et de leurs associés. Partout, la même logique, version globale de la définition fasciste de la politique, explicitement formulée par Bush : qui n’est pas avec nous est contre nous a rarement été aussi opérante la formule selon laquelle « celui qui ne veut pas parler de l’impérialisme devrait aussi se taire en ce qui concerne le fascisme ».
Les monopoles financiers et productifs déclinent le programme de leurs impératifs. Imposant de nouveaux procédés de travail dans l’usine comme au bureau, déployant la précarité aggravant les conditions salariales, ils accaparent toujours plus le fruit du travail et des misères des prolétaires. Issus d’une offensive générale de la bourgeoisie monopoliste, de nouveaux rapports de production et de nouvelles conditions à leur reproduction (6) leur promettent une hausse durable du taux de profit. Mais cette hausse, dont ils ont perpétuellement besoin pour contrer la baisse tendancielle du taux de profit, ne peut pas se faire toute seule. La fonction du militarisme dans cette perpétuation saute aux yeux.
Devant un tel programme, avoué ou inavoué, ce n’est pas tout à fait un hasard si, par la grâce des urnes, tombe le masque de la démocratie formelle. Pour aléatoires que soient les comparaisons historiques, la collaboration ouest-européenne à cette stratégie fait penser à Pétain devant Hitler. Aussi ligoté que le premier dans le champ de la politique étrangère où s’exerce l’hégémonie US, les dirigeants des Etats européens se concentrent sur la guerre contre "l’ennemi intérieur".
L’étranger, bien sûr, ceux et celles venus de toutes les périphéries, des Trois Continents, des espaces de relégation sociale et économique. La figure du traître intime, indispensable comparse, est un brouillon ; ses contours sont flous. Pour autant, son moyen d’action a déjà un nom : terrorisme. Je ne reviendrai pas ici sur le décalage flagrant entre l’utilisation intensive du mot et son absence de véritable definition (7). Juste, je noterai combien cette disproportion entre utilisation et sens est un effet, devenu cause, du monopole de la terreur ; ses détenteurs déterminent qui est la victime et qui est le coupable. Un décalage ayant en lui-même une fonction propagandiste. Le matraquage intensif est d’autant plus efficace qu’il désigne un brouillard, une nébuleuse, contribuant à la consolidation de l’idéologie dominante.
Le Ministère de la peur peut amplifier encore son action ; indéfini et multiple, I’ennemi désigné le hante. L’un des principes du fameux « Etat de droit » se dilue ; il ne s’agit plus de poursuivre et condamner en fonction d’actes délictueux supposés. Le soupçon d’une contribution idéologique, d’une fraternité de pensées et d’intentions politiques suffit. La Ley de Partidos, en cours de préparatifs (8) dans l’Etat espagnol est un bon exemple de procédé. En dépit d’efforts constants (avec leur lot d’arrestations, de tortures, d’incarcérations dans les quartiers d’isolement), le cadre législatif et judiciaire dans cet Etat n’a jusqu’ici pas permis d’éliminer du paysage 15% de l’électorat dans les provinces basques. Aussi cette loi institue-t-elle l’illégalité d’une aspiration s’exprimant sous la forme même requise par les règles de la démocratie formelle. Mais puisque c’est l’aspiration elle-même qu’il s’agit d’éradiquer, c’est donc l’ensemble des structures faisant vivre et élaborant cette aspiration qu’il s’agit de détruire. L’ouvrage, visant à soumettre et terroriser l’ensemble d’une société, est certes sur le métier depuis des années ; cependant, ces derniers mois, il a acquis une nouvelle qualité totalisante. Dans I’espace, par son extension automatique dans un espace judiciaire européen consolidé, et en profondeur, par le biais des divers additifs et compléments adoptés dans les Etats de l’Union Européenne après les attentats du 11 septembre.
Deux exemples, la procédure (9) contre Segi, organisation récemment née de l’illégalisation (10) d’une précédente organisation légale de la jeunesse abertzale, et celle contre Gestora Pro Amnistia, organismes populaires existant depuis 1976 et ayant pour objectifs et actions de dénoncer la répression, la torture, et d’exprimer aide et solidarité aux prisonniers basques emprisonnés dans l’Etat espagnol :
Comme d’autres associations, Segi est la résultante d’un travail de discussions et convergences entre les structures agissant des deux côtés de la frontière qui balafre Euskal Herria. Courant mars, des mandats d’arrêt ont été lancés contre 10 ressortissants « français ». Leur délit ? Uniquement être membres de Segi et s’activer avec de nombreux autres en son sein, à développer auprès de la jeunesse l’alternative d’indépendance et de socialisme dont elle se revendique. Pour l’heure, I’Etat français n’a néanmoins pas encore opté pour l’incarcération de militants de Segi.
Ce n’est pas le cas pour Gestora pro Amnistia. Le 3 décembre, Juan Mari Olano était arrêté au Pays Basque Nord. Le 8 mars,
I’exposition des motifs présentés à la « justice » française par l’Audiencia National s’est signalée par son inconsistance ; pas de faits, pas de dates, pas de lieux qui puissent justifier I’accusation selon laquelle l’appartenance de Juan Mari Olano à Gestora pro Amnistia en ferait un acteur d’ETA. Même la visibilité acquise par ce vide n’a pas permis la mise en liberté de Juan Mari Olano. Il croupit depuis 5 mois dans les geôles de la République.
Sortant de cette farce judiciaire, un des observateurs s’est indigné : « C’est une honte ! C’est ça la démocratie ? Une honte ! » Le constat reste défensif. Comme un certain antifascisme et le citoyenisme mondialisé, à quoi sert de toujours courir derrière la brutalité ? A quoi sert de s’essouffler à dénoncer une résiliation arbitraire des règles (de droits ou de principes moraux) par les metteurs en scène du spectacle aliénant ? La défense comme l’amélioration en soi de la démocratie formelle sont condamnées à alimenter la mixture immonde.
Réfuter l’impuissance mise ainsi en scène exige une rupture dans les têtes et dans l’agir. Cela passe par la combinaison des multiples revendications et aspirations. A la globalisation économiste, opposons notre compréhension globale des luttes, des résistances et des aspirations :
Notre antifascisme, c’est en finir avec l’impérialisme.
Notre anti-impérialisme, c’est agir à la solidarité constructive avec les peuples élaborant leur avenir.
Notre avenir, c’est, en luttant contre le capitalisme, construire les alternatives à la hauteur de nos besoins et de nos rêves.
Joëlle Aubron, prisonnière d’Action Directe, mai 2002
1. Pour ceux qui auraient la mémoire décidément trop courte, quelques lignes d’un texte que Jean Marc, Nathalie et moi diffusions en juin 1998 à l’occasion de la journée des prisonniers révolutionnaires : (...) il s’agissait de retrouver les « valeurs de la république » et autre citoyenneté perdues dans le maëlstrom de la mondialisation. Comme si ces mots pouvaient encore être déliés du sens que leur a donné et leur donne encore le masque de la dictature bourgeoise depuis 150 ans. Lavés du sang des crimes coloniaux commis au nom de ces mêmes valeurs, nettoyés des cadavres des ouvriers de juin 1848, des communards, des insurgés de toutes couleurs qui avaient osé ne pas reconnaître les bienfaits de « la civilisation française » (...). Ben voui, ce texte traitant de la « fausse alternative entre néo-libéralisme et néo-réformisme » et de la nécessité d’en sortir, évoquait déjà la vacuité d’un antifascisme sans contenu politique. Et s’il s’agissait là d’un contexte français, ces derniers mois Bush and Co ont particulièrement bien éclairé le négationnisme d’une identification à la civilisation occidentale.
2. Ainsi, contrairement aux commentaires communs de ces dernières semaines sur cette crise, la présence d’une extrême droite s’assumant comme telle, n’en est pas l’expression unique ou même par excellence. Entre les taux atteints par d’autres nationaux populistes ailleurs dans l’union Européenne, et surtout les alternatives de « choix » proposées aux électeurs dans d’autres pays européens ou aux USA, il y a de quoi affirmer la prégnance de cette crise.
3. Isabel Monal, philosophe cubaine, lors d’une table ronde post Mannathan « Des intellectuels face au 11 septembre » organisée dans le cadre du congrès Marx International III, le 29/09/2001.
4. « ... Comme au niveau politique, dans la concentration et la centralisation des pouvoirs, la dissimulation de ces pouvoirs réels grâce à l’aggravation des pouvoirs représentatifs dissimulatioires, avec la technocratie et son autoritarisme, le spectacle de la politique politicienne et le tumulte permanent des média... ». Extrait du passage « Processus de fascisation » dans un texte « La question révolutionnaire aujourd’hui » à l’occasion de notre procès de Mai 94.
5. Dans son article du Monde Diplomatique de mai 2002, Serge Halimi pointe plutôt bien le complexe des contraintes matérielles et subjectives à l’œuvre dans ces nouveaux rapports de production ; ou plus exactement, celui qui concerne les « bienheureux » ayant trouvé à vendre leur force de travail.
6. Dans un interview radiophonique du 25 septembre, le rédacteur en chef du Wall Street Journal expliquait les tâches de la nouvelle politique de guerre : en se défendant du terrorisme il s’agit de faire succéder une globalisation politique à la globalisation économique.
7. Serait-ce seulement parce que je l’ai évoqué dans deux textes récents : Hey camarades, c’est quand qu’on va où ?, Ha c’qui fait bon se congratuler !, respectivement novembre 2001 et février 2002.
8. Au 1er mai douze membres de Batasuna étaient arrêtés sans que le ministère de l’intérieur du gouvernement Aznar ne puisse avancer d’accusations pour un quelconque délit constitué.
9. En fait de procédure, soyons clair, les mandats d’arrêt sont lancés dans l’espace judiciaire européen avant même que le délit n’ait été identifié ; cf. le recours de Segi du 1 février 2002 auprès de la cours européenne des droits de l’homme pour son inscription dès le 27/12/01 dans la liste des organisations « terroristes » émise par le conseil européen ; c’est seulement en mars 2002 que Segi fut illégalisée.
10. Terme issu de la pratique judiciaire espagnol de ces dernières années. Un simple coup de crayon de la part d’un juge d’instruction du tribunal d’exemption l’Audencia nacional, suffit a décréter illégale une quelconque structure de cette gauche Abertzale. Ces illégalisations ont pour principes de décréter illégal, voire de rafler et incarcérer pour plusieurs mois. Le plus souvent, elle ne débouche ni sur des condamnations ni même sur un procès. Il s’agit seulement d’intimider et de détruire des espaces de culture, de résistance et de vie. Voir à ce sujet, par exemple, les articles dans Courrant Alternatif de mars et KEH de février, ou encore le bulletin d’ABC-Dijon de mars.