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C’est parce qu’ils [les militants d’Action directe] sont des prisonniers politiques, bien que l’État français ne reconnaisse pas cette qualité, que, dès leur arrestation, ils ont été condamnés à la perpétuité par une cour d’assises spéciale exclusivement composée de magistrats professionnels (application rétroactive des lois « antiterroristes » de Pasqua), et qu’ils ont été soumis à un véritable programme de destruction. Au sein d’un système carcéral, constamment dénoncé par toutes les enquêtes nationales et européennes, comme l’un des plus iniques qui soit - conditions de détention, surpeuplement, absence totale de droits, durée des peines -, ils ont fait en outre l’objet d’un traitement d’exception, qui ne s’est jamais relâché. Entièrement livrés à l’arbitraire de l’administration, ils ont connu un quotidien fait de longues et systématiques mises à l’isolement, de fouilles à répétition, de parloirs délivrés au compte-gouttes, de courriers sévèrement contrôlés, voire non distribués, de rétention d’informations de presse, ainsi que des perfusions de force à la suite de très longues grèves de la faim (plus de cent jours). En dépit de nombreuses et sévères interventions d’élus, députés et sénateurs communistes et verts, leur situation, loin d’avoir changé, n’a fait que se détériorer.
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L’exigence d’une libération immédiate, qui fait l’objet d’une pétition à l’initiative de leurs amis, devrait rencontrer la plus large adhésion. Que les plus hésitants et les « belles âmes » elles-mêmes se rassurent. Il ne leur est demandé aucun ralliement idéologique. Le seul souci humanitaire est d’autant plus suffisant qu’il est avalisé et garanti par une disposition juridique. On notera cependant que l’acceptation explicite de l’exception, savoir la maladie, entérine tacitement la règle, autrement dit la mort programmée. La vengeance d’État, car c’est bien d’elle dont il s’agit, ne s’y voit nullement mise en cause. L’abolition officielle de la peine de mort peut parfaitement s’accompagner de son application officieuse. Il est avéré que l’allongement de la durée des peines en représente l’effet compensatoire, si l’on peut dire, qui appartient aussi aux spécificités du système judiciaire français.
En outre, à l’arrière-plan, se découvre le fonctionnement d’une justice de classe, dotée de plusieurs vitesses, ou de plusieurs étages, comme on le dit des fusées. Tout d’abord, la gravité d’un délit se mesure à la condition sociale de celui qui l’a commis. « Selon que vous serez puissant ou misérable... », l’adage est aussi vrai de la post-modernité et de la Ve République que du Moyen-âge ou de la Rome antique. D’autre part, le délit et la sanction s’allègent aussitôt que l’on passe du « droit commun » au domaine des affaires. On ne compte plus les non-lieux et autres remises de peine si généreusement distribués aux fraudeurs, concussionnaires, prévaricateurs ou initiés, pour peu qu’ils détiennent un poste de quelque importance dans les hiérarchies politiques et économiques. En regard d’un vol de pommes, on le sait, la prédation boursière et l’escroquerie au détriment du budget public ne sont que péchés véniels, dont nul, de surcroît, ne se soucie de mesurer les effets sociaux. Au sommet, l’impunité ne concerne pas uniquement l’exorbitant placement hors-droit d’un Président, ni l’improbable statut de cours de justice, où pourraient comparaître des ministres, elle s’étend bel et bien, par une sorte de capillarité, à tous les agents sans aucune exception de la puissance publique, dont elle permet de relativiser les méfaits. Le flic voleur, violeur, cogneur ou assassin, quand sa charge devrait induire l’alourdissement des châtiments encourus, bénéficie, au contraire, d’égards, dont sont jugés indignes ses homologues de ladite société civile. Et les moyens de se soustraire à toute sanction se multiplient en remontant l’échelle des pouvoirs, au point qu’aux responsabilités les plus élevées correspondent les degrés d’irresponsabilité les mieux assurés. « Responsable n’est pas coupable », autre air connu.
En clair, l’État, détenteur de la violence, qui n’est pas seulement symbolique, et garant de sa propriété par les propriétaires au prorata précisément de leur propriété, l’État est intouchable. Ses serviteurs, ou, plus exactement, ses maîtres, que sont ses représentants, le sont aussi. C’est pourquoi un Dumas, un Mitterrand fils, tel ou tel ministre ne sont pas ou si peu inquiétés. C’est pourquoi un Sirven et un Le Floch-Prigent se voient exemptés de peines pourtant minimes et profitent de la loi Kouchner. C’est pourquoi un Papon, qui n’a écopé que 18 ans, et qui a sans doute connu des conditions privilégiées durant sa courte détention, se retrouve libre. Un commissaire, qui, ailleurs, aurait jalousement veillé au menottage, se rend même à son domicile vraisemblablement plutôt pour prendre des nouvelles de sa santé que pour s’assurer qu’il a bien laissé au fond d’un tiroir la Légion d’honneur, qu’en principe, il n’a plus le droit d’exhiber. On se trouve ici dans le contre-exemple absolu. Les centaines de déportés juifs, les centaines de morts algériens relèvent de l’ordre étatique et de son respect scrupuleux, de Pétain à de Gaulle, par un ministre et un préfet, et non des registres de la criminologie. Le précédent des généraux de l’OAS, dûment réhabilités par un F. Mitterrand, était déjà éclairant. Les « terroristes », ce sont les militants d’Action directe, en aucun cas le haut fonctionnaire galonné et décoré.
Il y aurait pourtant encore matière à interrogation. Car si le terroriste, comme on nous le hurle aujourd’hui, c’est le tueur d’innocents, civils de surcroît, en quoi les condamnés politiques pour les meurtres d’un marchand d’armes et d’un exécuteur de « plans sociaux » mériteraient-ils une étiquette, dont se verrait dispensé le pro-nazi ratonneur ? A noter qu’ici encore l’impasse est faite sur les conséquences, par exemple, des « dégraissages », en nombre de vies brisées, de drames psychologiques et de suicides. Tant il est vrai que la violence systémique, quant à elle, travaille dans l’ombre et le silence. A moins que le terme de « terrorisme » ne soit réservé à ceux qui s’en prennent à l’État et à la personne de ses commis les plus éminents ? On se doutait bien que le « terrorisme d’État » n’existait pas et que les « attentats ciblés » ne pouvaient être qu’une exclusivité du Pouvoir. D’un côté l’impardonnable du crime des crimes, de l’autre, la mansuétude due aux « bavures » dans l’exercice du devoir. L’impeccable logique de la clémence va jusqu’à ignorer les frontières, puisque la République offre, le cas échéant (et souvent échu) sa bienveillante hospitalité à un Bokassa, un Aoun ou un Bébé Doc.
Ajoutons qu’à ceux, nombreux assurément parmi les chefs-matons, des Directeurs de Centrale aux Préfets et Gardes des Sceaux, qui attendraient et souhaiteraient quelque repentance ou un acte de contrition de la part des détenus d’Action directe, ou, à défaut, de l’un d’entre eux, on répondra tranquillement qu’on ne voit pas pourquoi on demanderait à ces prisonniers politiques (qui n’en sont légalement pas) d’adopter un comportement qui n’est requis d’aucun prisonnier social, à partir du moment où, comme l’on dit, « il a purgé sa peine » et « payé sa dette à la société ». Le moindre mea culpa ne signifierait-il pas, en quelque façon, l’anéantissement, pour la plupart de ces militants, d’une moitié d’existence sauvegardée à force de détermination entre les murs de leurs cellules ? Leur dangerosité toujours mise en avant ne mesure que la haine intacte d’une bourgeoisie à laquelle ils ont un moment fait peur. On paraît, à l’inverse, ne guère s’offusquer qu’un Papon, toujours lui, se répande dans des colonnes d’hebdomadaire, pour affirmer qu’il ne nourrit ni remords, ni regret.
Et le terrorisme considéré en tant que transgression révolutionnaire ? Quelques instants d’attention ne sont peut-être pas non plus inutiles. Dans la lutte engagée entre travail et capital, dans le combat anti-impérialiste, il est notoire que l’action consciente de masse, selon les critères les plus sûrement établis, emporte le rejet de l’aventurisme gauchiste, selon l’appellation consacrée. L’opiniâtre labeur de mobilisation et d’éducation condamne l’action directe et son rêve d’exemplarité. Un tel choix a incontestablement connu son heure, et, en bonne part, conserve sa leçon. Comment toutefois ne pas prendre en considération le fait que ce sont la conjoncture et l’opinion, c’est à dire le rapport des forces, aux évolutions souvent imprévisibles, qui font la décision ? Ce qui, pour les individus, se traduit par la mort, l’arrestation ou... un siège à l’ONU. Et pour nous aujourd’hui, les pères, les grands frères ou les cousins de ces « enfants perdus », auxquels nous avons parfois inculqué les radicalités soixante-huitardes et tiers-mondistes, de quels titres de gloire, et surtout de quelles victoires pouvons-nous nous prévaloir, du haut desquelles les juger ? De quel bilan historique ? Le comptage des pas nous serait-il si favorable, un ou deux en avant, deux ou trois en arrière ? Les soumissions consensuelles au (dés)ordre dominant constitueraient-elles le prix à payer pour nos bonnes consciences et la peur de l’anarchie pour le renoncement au « grand soir », cette baudruche de nos lâchetés ? Trop pressés, trop imbus de nos certitudes, nous n’avions pas vu que la dialectique était également maîtresse de relativité.
Encore un mot. Le rejet des demandes de suspension de peine présentées par les avocats des prisonniers politiques d’Action directe a coïncidé avec la décision gouvernementale, non encore exécutée, d’extrader Cesare Battisti. Le rapprochement entre les deux situations a été opéré, à plusieurs reprises, y compris par le dernier nommé. L’appartenance de famille fait peu de doute. Mais il s’agit, en réalité, de figures inversées. En témoignent les réactions contradictoires des opinions « de gauche », de part et d’autre des Alpes. Ici, en France, on proteste avec véhémence contre la mesure annoncée, là, en Italie, on s’étonne du parti pris de défense d’un homme ayant échappé à la justice de son pays. On n’en débattra pas. On ne recourra même pas à l’hypothèse selon laquelle ce serait à nouveau une forme de complaisance vis-à-vis de la doctrine d’État de distinguer entre des ressortissants nationaux et un étranger, passibles donc d’appréciations différentes. Il suffira d’avancer que « le respect de la parole donnée », invoqué par les plus neutres, ne saurait strictement équivaloir à l’exigence de justice, le formalisme juridique ne pouvant faire le poids face à la dénonciation d’un brutal déni du droit.
Reste à espérer que le premier ne fera pas obstacle au second et qu’au contraire, les deux se confondront dans le nécessaire tollé contre la justice de classe et la vindicte d’État.
Georges Labica, avril 2004