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L’évolution sociale est désespérément lente, n’est-ce pas ma chérie ?

samedi 18 mars 2006, par L’une d’elles


« L’évolution sociale est désespérément lente, n’est-ce pas ma chérie ? »

Quand tu m’as cité cette phrase pour la première fois, tu étais dehors depuis peu, nous venions de voir au cinéma « Le monde selon Bush » de W. Karel et je me désolais de l’état du monde et de notre manque de perspectives.

Tu m’as répondu en souriant ces mots de Jack London en ajoutant aussitôt « Mais il ne faut surtout pas oublier de dire ma chérie ».

Souvent j’ai pensé ensuite que cette façon d’appréhender la vie, mélange inattendu de tendresse et d’analyse politique, reflétait bien maintenant ton rapport au monde.

Parce que j’ai su depuis plusieurs semaines qu’il me faudrait bientôt penser à toi au passé, les souvenirs intimes et politiques, tristes et drôles, se sont bousculés dans mon esprit, des lieux de Paris ont commencé à me sauter à la gueule chargés de récents moments communs. C’est étonnant tout ce que nous avons pu faire dans un temps et un espace tellement comptés. Tant de ballades, de trajets en bus (oui, quand on sort de taule on fuit le métro), de terrasses, de bancs, de squares, de courses endiablées vers la Gare de Lyon, d’attentes, de bords de trottoirs où nous nous asseyions comme il y a 20 ans ne trouvant que dans le regard désapprobateur des passants l’image du temps qui avait passé, de cinés, et d’hôpitaux aussi...

Et à ces lieux d’hier s’emmêlent ceux d’avant-hier.

Mon immense désir de tout ce qu’il faudrait dire, décrire, expliquer pour faire comprendre à quel point tu étais chaleureuse, généreuse, drôle et réfléchie, plein de doutes et d’interrogations, de colère et d’amour.

Tellement loin de cette image froide et désincarnée qu’ils ont toujours cherché à donner de toi.

« Idéologue » crachait-ils, forcés de devoir reconnaître ta capacité de réflexion, tes idées, tes prises de position, tes explications, tes refus, tes questionnements.

L’envie de raconter nos multiples fous rires, nos soucis ménagers partagés du temps du Jargon libre entre le rideau métallique souvent coincé, la moto en panne, les problèmes de chauffage et d’intendance divers, nos histoires de cœur, les menaces d’extrême droite et ces « camarades » qui n’osaient plus traîner dans le coin ou changeaient de trottoir en nous voyant.

Et à travers le temps, nos orgies de dégueulasses bonbons chimiques, de mozzarella et de provolone ou la fuite à Noël dernier entre deux réunions militantes pour aller voir les vitrines animées.

Des dizaines d’autres histoires me reviennent, des tous petits faits et des moments de cette actualité pourrie et déformée par la presse.

Rappeler cette grève de la faim que tu fis avec Jean-Marc pour vos conditions de détention et que j’obtienne aussi le droit de voir Georges et cette douceur avec laquelle tu t’es presque excusée de m’avoir infligée cette épreuve alors que j’étais bien la moins à plaindre dans cet épisode.

Cette façon de penser aux autres d’abord.

Toujours et dans toutes les situations.

Oui, même dans ces extrêmes cas-là...

Tu n’as jamais rien fait pour toi seule.

Et ton immédiate et intense compréhension des nouvelles luttes, ta façon de féminiser les textes que tu écrivais de l’intérieur alors que dehors il faut encore et toujours en discuter.

Ce beau week-end de printemps dernier où nous avions préparé dans une complicité tranquille les comptes rendus des manifs devant les prisons et où tu m’as demandé soudain « qu’est ce que tu préfères : que je guérisse et que je retourne en taule ou que je ne guérisse pas ? ». Tu voulais juste me dire que tu n’oubliais jamais cette alternative impossible mais j’ai failli me fâcher contre toi de toute mon impuissance.

Et tant d’autres personnes auraient à dire, qui ont eu la chance et le bonheur de te croiser, d’échanger quelques mots, de partager quelques heures et insistent sur l’importance de cette rencontre, qui parlent de cette force que tu dégageais, de cette façon si naturelle d’être à l’aise dans ces lieux, ces fêtes, ces manifs, ces réunions où tu étais toujours prête à donner de ta présence, de ton énergie, de ta volonté, de ta combativité tellement communicatives.

Et enfin, ces moments derniers de tes combats multiples contre la maladie, la fatigue, les gestes devenus difficiles, la mémoire fuyante, le désespoir, la douleur puis la mort.

Refusant de donner à voir trop de notre émotion, les premiers mots que tu m’as dit au creux de l’oreille en me serrant dans tes bras à ta sortie de Bapaume ont été « Tu chiales pas, hein, tu chiales pas », et il y avait dans cette demande et ce geste tant de force que j’ai tenu.

Mais aujourd’hui, j’ai plus de mal.




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